37.
Daktair ne décolérait pas.
— Vous m’avez obtenu le poste que je souhaitais, Méhy, mais je ne fais que jouer les utilités ! Le directeur du laboratoire central est un vieux prêtre stupide, incapable de comprendre les perspectives qu’offre la science. Il refuse toute innovation, toute expérimentation et il m’astreint à classer des dossiers !
— Reprenez donc un peu d’oie rôtie, mon cher ; mon cuisinier n’est-il pas un véritable artiste ?
— Si, mais...
— J’aurais cru un savant de votre envergure beaucoup plus patient.
— Comprenez-moi... J’ai des centaines de projets et je suis réduit à l’impuissance !
— Plus pour longtemps, Daktair.
Le savant tâta sa barbe de l’extrémité de ses doigts.
— Je n’ai pas l’impression que la situation évolue en ma faveur.
— Vous vous trompez ! Mes bonnes relations avec le maire de Thèbes ne cessent de se renforcer, et mon influence augmente jour après jour. Votre directeur actuel ne restera plus en poste très longtemps, et c’est vous qui lui succéderez.
Daktair mordit à belles dents dans une cuisse rôtie à point.
— Ce procès qui met en cause la Place de Vérité... est-ce bien sérieux ?
— Tout à fait, mon cher ! Grâce au crime abominable qu’a commis Néfer, nous nous débarrasserons plus vite que prévu de cette maudite confrérie. Les artisans seront dispersés, et je serai mandaté pour fouiller le village de fond en comble. Bien entendu, vous m’assisterez à titre d’expert.
Les petits yeux de Daktair brillèrent d’excitation.
— Mais... le jugement n’a pas encore été prononcé !
— La justice égyptienne est très sévère et elle prononcera de lourdes peines, à la fois contre l’assassin et contre ceux qui l’ont protégé. Cette confrérie n’est-elle pas une association de malfaiteurs ? L’interdire apparaîtra comme la meilleure solution.
Obed le forgeron avait accueilli un Ardent tellement surexcité qu’il travaillait de manière ininterrompue depuis huit heures. Le jeune homme avait proposé au scribe de la Tombe de former un commando avec deux ou trois artisans robustes, d’aller délivrer Néfer et de le ramener au village pour le mettre hors de portée de la police, mais Kenhir lui avait opposé un vigoureux refus. En attendant son initiation, Ardent devait retourner chez les auxiliaires et se rendre utile.
— Alors, ils t’ont accepté ? demanda le forgeron qui examinait avec satisfaction les ciseaux de cuivre fabriqués par son compagnon d’un jour.
— J’espère qu’ils ne reviendront pas sur leur parole.
— Ce n’est pas leur genre... Mais cette affaire criminelle est un mauvais coup porté à la confrérie.
— Silencieux est innocent !
— Il va quand même être condamné pour meurtre. Le chef Sobek dispose forcément d’une preuve.
— Je ne me pose qu’une seule question : qui hait mon ami au point de le traîner ainsi dans la boue et de briser son existence ?
— Tu devrais oublier cette sale histoire, Ardent, et travailler avec moi. La forge te plaît, tu es doué. Ne t’enferme pas dans ce village dont les jours sont comptés.
— Que veux-tu dire ?
— Si Néfer est condamné, la confrérie le sera aussi. Il y aura une enquête approfondie sur chacun de ses membres pour établir d’éventuelles complicités, les chantiers seront interrompus, les artisans dispersés dans les différents temples thébains. C’est la fin de la Place de Vérité.
— Et mon initiation ?
— Elle n’aura jamais lieu.
Le jeune homme serra les poings.
— Tout ça à cause d’un mauvais génie qui se cache dans les ténèbres...
— Tu connais bien Néfer ? questionna le forgeron.
— Il est mon ami.
— Ça ne suffit pas à l’innocenter ! Au fond, tu ne sais presque rien de lui et de son passé. Pendant son long voyage, quel homme est-il devenu ? En Nubie, il a forcément été confronté à la violence et il a sans doute appris à tuer. N’est-il pas revenu à Thèbes pour s’enrichir ? Au village, il a entendu parler des richesses déposées dans les tombes des pharaons lors de leurs funérailles. N’aurait-il pas songé à s’en emparer ?
— Ce serait monstrueux !
— Il n’est pas le premier à avoir eu cette idée et il ne sera pas le dernier. Et lui, il était mieux placé que quiconque pour la mettre à exécution C’est la raison pour laquelle il se déplaçait, la nuit, dans les collines dominant la Vallée des Rois... Mais il ignorait que Sobek était devenu le chef de la sécurité et qu’il avait mis en place un nouveau système de surveillance. Un garde l’a surpris, Silencieux l’a tué et il n’a pas trouvé de meilleur refuge que le village lui-même pour échapper à la police. Il a sous-estimé l’acharnement de Sobek qui a poursuivi son enquête et l’a finalement identifié.
— Ta fable est stupide, Obed !
— On la reprendra au tribunal, tu verras. Les faits s’emboîtent trop bien les uns dans les autres pour ne pas être crédibles.
— Ce n’est pas pour autant la vérité !
— Cette affaire sent mauvais : ni Néfer ni la confrérie ne s’en sortiront indemnes. Suis mes conseils et prends tes distances.
— Les artisans sont pieds et poings liés, mais ni toi ni moi n’appartenons à la confrérie. Si je tente un coup de force, serais-tu prêt à m’aider ?
— Sûrement pas ! Nous n’aurions aucune chance, et je tiens à mon travail. Néfer est en prison, et personne ne l’en fera sortir.
— Les parents de Claire sont-ils encore vivants ?
— Son père seulement.
— Connais-tu son métier ?
— Entrepreneur en bâtiment. C’est un homme compétent, à l’excellente réputation.
Grâce aux indications d’Obed le forgeron, Ardent n’eut aucune difficulté à trouver le domicile du père de Claire. Pour le jeune homme, aucun doute : le coupable, c’était lui. Ne supportant pas le départ de sa fille, il s’était vengé de Néfer en fournissant de fausses preuves au chef Sobek pour faire accuser le séducteur. Se sentant abandonné et trahi, l’entrepreneur avait décidé de détruire le couple qui, en se retirant dans le village, lui échappait.
De gré ou de force, Ardent le traînerait devant le tribunal pour qu’il avoue son forfait et lave Néfer de tout soupçon. Ainsi, l’affaire serait vite réglée !
La matinée s’achevait, on rentrait du marché. Le jeune homme s’engouffra dans la maison dont la porte, donnant sur la rue, était ouverte.
Un chien noir lui barrait le chemin.
— Tranquille, l’ami... Je ne te veux aucun mal.
Bien campé sur ses pattes, le chien grogna en montrant ses crocs. Si Ardent avançait, il attaquerait.
Le colosse aurait pu lui rompre le cou, mais le courageux gardien lui était sympathique, et Ardent se mit à genoux pour le regarder les yeux dans les yeux.
— Viens me voir, je ne suis pas ton ennemi.
Dubitatif, le chien noir pencha la tête comme s’il voulait examiner l’intrus sous un autre angle.
— Approche, je ne te mordrai pas.
Claire apparut au sommet de l’escalier menant à l’étage.
— Ardent... Que désires-tu ?
Le jeune homme se releva.
— Je peux le caresser ?
— C’est un ami, Noiraud. Tu peux l’accueillir sans crainte.
Le chien cessa de grogner et accepta une caresse sur le haut du crâne.
— Claire... Je sais tout. C’est ton père, n’est-ce pas ?
— Mon père ? Je ne comprends pas !
— Il n’a pas accepté ton mariage et il a dénoncé Silencieux à la police. Il faut qu’il avoue.
La jeune femme eut un triste sourire.
— Tu te trompes, Ardent. Le malheur qui nous frappe a rendu mon père malade, très malade. Bien que mon départ l’ait peiné, il a éprouvé une grande fierté de me voir mariée à un Serviteur de la Place de Vérité, là où sont révélés des secrets de métier auxquels lui-même n’a pas eu accès. Quand je lui ai appris l’arrestation de Néfer, son cœur a faibli.
— Il est...
— Il vit encore, mais je sens que la mort est très proche.